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Compte-rendu analytique par Marc HoussayeCafé Citoyen de Caen (14/11/1998)

Animateur du débat : Thomas BRUN

» Politique et Société

Le droit à l'insubordination

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1 - Il y a eu une polémique qui s’est engagée entre le premier ministre et le président de la République à propos de la réhabilitation des mutins du Chemin des Dames, des personnes qui avaient refusé d’obéir à un ordre d’assaut alors qu’ils étaient face à l’ennemi. Il y a eu une double polémique tout d’abord sur la forme et ensuite sur la personne qui est en mesure législativement de réhabiliter ces personnes. C’est-à-dire qui représente la morale nationale et sur le fond, ces gens-là doivent-ils être réhabilités ? Est-ce que nous on accorderait la réhabilitation de la mémoire de ces gens qui ne sont pas allés au combat contre l’ordre qu’on leur avait donné.

2 - Est-ce que l’on ne pourrait pas élargir cela au droit à la réhabilitation ? Quel serait la place de l’insubordination dans un système actuel ?

3 - Cela peut être un élargissement du débat mais on peut penser à parler de ce cas concret avant d’élargir.

4 - A propos du cas concret, je voudrais savoir si quelqu’un peut récapituler les événements de manière précise parce que certaines personnes disent que ce n’était pas du tout une mutinerie.

5 - Est-ce que c’était vraiment, entre guillemets, des mutins?

6 - Je pense que l’on a pris « comme ça venait », pour l’exemple. Mais attention, il n’y a pas eu que des fusillés ou des déportés, il y a aussi eu des personnes que l’on envoyait devant les tranchées et l’on tirait dessus des deux côtés. Il y en a eu beaucoup comme cela mais ça …

7 - Ce n’est peut être que des « on-dit ».

8 - Moi j’ai une version de l’histoire, mais c’est pareil, est-ce que c’est la vraie… ? Il y avait un champ, je crois, entre les Français et les Allemands, qui les séparait de cinquante mètres et des fils barbelés. Normalement, avant chaque attaque, il y avait un pilonnage de la zone par des batteries de derrière qui permettait au moins de détruire les fils barbelés pour permettre une progression rapide des soldats. Et là il n’y avait pas eu de pilonnage et un ordre d’aller de l’avant. Les premières personnes qui y allaient, c’était une boucherie parce qu’ils n’avaient pas le temps de couper les fils, de passer derrière et d’atteindre les lignes allemandes. C’était un ordre insensé. Les soldats ont considéré que c’était même servir la France que de rester tant que le travail n’était pas préparé. Du fait de la présence des Allemands à moins d’une certaine distance qui est considérée comme une distance dans laquelle on n’a pas le droit de désobéir. C’est la différence entre « face à l’ennemi » et « refus d’obéissance classique ». Le tribunal militaire a considéré le fait que l’on ne pouvait désobéir à moins de cinquante mètres des lignes allemandes même si l’ordre était insensé. Il y a eu donc exécution des sous-officiers responsables de l’assaut et, au hasard, de quelques personnes.

9 - Cela n’a effectivement pas été bombardé car les tranchées étaient trop près, et de peur de tuer les soldats, le pilonnage n’a pas été effectué.

10 - Il y a un truc qui n’a pas été dit. L’insubordination, d’après ce que j’ai compris, a été au niveau des soldats mais l’offensive du chemin des Dames elle-même a été très controversée. Déjà les Anglais n’étaient pas d’accord. Nivel a été fortement remis en question dans ses décisions. On parle beaucoup des fusillés mais l’offensive elle-même était très discutable et a été très discutée.

11 - Cela a affecté le moral des gens.

12 - On a pas pu savoir ce qu’était devenu Nivel. C’était très mal organisé et préparé et qu’est-ce qu’il a eu, lui ?

13 - Sans doute rien.

14 - Il existe encore toute une zone où on ne peut pas construire. Il y a même un village qui a été rasé.

15 - Le but n’est pas de débattre de l’horreur de la guerre mais bien de débattre des mutins et du fait qu’ils puissent avoir droit à une reconnaissance. Enfin, les mutins, est-ce qu’il y a eu mutinerie, déjà ?

16 - On pourrait se mettre d’accord sur le mot à employer si c’est « mutins », « révoltés » ou un autre mais mutins ne me semble pas approprié parce que les mutins sont ceux qui se révoltent contre et qui agissent. Ici, ils ont refusé de se faire tuer.

17 - C’est assez difficile. Pour moi, ils ont à un moment donné commis un acte d’insubordination, c’est tout. Il n’ont pas retourné leurs armes contre les officiers mais ils n’ont pas refusé de se battre non plus. Ils ont simplement refusé de servir de chair à canon. Ils n’ont pas dit : « Pour nous la guerre, c’est terminé, vous ne nous y emmènerez plus ». Ils ont dit là, à cet instant-là : « Non ». C’est tout.

18 - Bon alors on adopte « insubordonnés ».

19 - Les « désobéissants » ?

20 - Les « garnements » ?

21 - Le premier problème soulevé précédemment, c’est que il y eu je crois quarante neuf fusillés. Il y a quatre-vingt ans, l’Etat a décidé de les mettre à mort. Aujourd’hui le même Etat décide de les réhabiliter. L’Etat, même s’il n’est pas représenté par les mêmes personnes, se contredit. Il y avait plein d’élus, notamment de droite, qui étaient contre la réhabilitation.

22 - Oui, mais est-ce que le Premier Ministre, c’est l’Etat ?

23 - Le Premier Ministre, c’est le Gouvernement.

24 - Oui, c’est le deuxième problème.

25 - Je crois qu’il faudrait que l’on évite de parler de chiffres parce que quand on parle de quarante neuf fusillés, on se moque du monde. La différence entre l’Etat d’hier et l’Etat d’aujourd’hui, ça c’est une bonne question.

26 - Est-ce que l’on peut se passer des circonstances dans lesquelles cela s’est passé ? La réhabilitation s’est faite quarante ans après, c’est quand même replacer l’événement dans des circonstances actuelles et, à mon avis, il y a un gros paradoxe parce que l’on réhabilite un événement à la lumière de notre époque. Cela sert les intérêts du Premier Ministre et, pour moi, c’est plus une manœuvre de réhabilitation du Premier Ministre que des quarante personnes qui se sont fait fusiller.

27 - Au delà du paradoxe, je dirais que c’est une occasion humaine de se servir de ce que l’on a à un moment donné dans le temps, au niveau des capacités cérébrales, pour réfléchir.

28 - Je trouve effectivement que juger l’Histoire par rapport à notre propre point de vue, c’est l’essence de l’Histoire mais le problème, c’est que l’on essaie d’infléchir l’attitude qui a été adoptée. En réhabilitant les mutins du chemin des Dames, on essaie de disculper l’attitude des sous-officiers, faire une excuse a posteriori et c’est cela qui me dérange.

29 - Le décalage temporel fausse énormément de choses. Néanmoins, cela pose un problème de dire : « Puisqu’il y a un décalage, on ne peut pas penser ces choses-là ». En règle générale, j’ai envie de dire que ce n’est pas parce que c’est passé qu’on ne peut pas dire que l’on s’est trompé pour des actes politiques et pour des actes non politiques d’ailleurs.

30 - Il me semble qu’il y a eu une intervention politique de l’autre côté disant que c’était pour faire plaisir à certaines chapelles. Je crois en effet qu’il y a eu une sorte d’association qui s’est formée avec l’édition d’un livre très récent sur ces fusillés-là. A mon avis, il faut considérer deux choses, l’aspect technique qui a conduit un tribunal militaire à qualifier des faits et ça, on ne peut plus vraiment le remettre en cause puisque l’on a perdu tout un tas de données de l’époque, y compris le regard que l’on avait alors sur la guerre. Il y avait tout un ensemble. Par contre, le regard moral que toute la société pose sur ce fait précis peut toujours être modifié et il fait preuve de l’évolution de la société. Ce sont deux points complètement différents

31 - Si on essaie de savoir pourquoi telle ou telle personne a agi de cette façon, on va s’égarer, c’est obligé. Il ne faut pas oublier que les hommes politiques, une fois au pouvoir, essaient de le garder, et se demander pourquoi Jospin a fait cela nous éloigne du sujet. Et d’autre part, si on ne peut pas parler de choses passées, on ne parle de rien. Alors voilà, il faut parler de tout dans un Café Citoyen.

32 - Ce qu’il serait intéressant de savoir c’est : que serait-il advenu si on ne les avaient pas fusillés ? Est-ce qu’il n’y aurait pas eu une propagation et une révolte qui se serait petit à petit agrandie, et les autres seraient venus ? C’est peut-être grâce à cela que les Allemands ne sont pas rentrés et que Verdun a tenu. On parle d’erreur mais est-ce qu’à l’époque, c’était une erreur ?

33 - Quand on parle avec des si, vous savez, on peut en faire des choses. Si ma tante avait des roulettes, ce serait un autobus. Il faut se méfier des si.

34 - Ce qui me dérange un peu, c’est le fait de juger l’Histoire et de déterminer qui avait raison et qui avait tort a posteriori. C’est une sorte de manipulation de l’Histoire. C’est quand même la première base des régimes totalitaires, donner raison ou tort à l’Histoire en fonction des personnes au gouvernement.

35 - Je ne crois pas qu’il y ait manipulation de l’Histoire mais l’idée c’est de dire que les personnes ont été entraînées à agir comme cela et que finalement, s’il n’y avait pas eu la guerre, ils auraient continué à vivre tranquillement. Ce que l’on peut dire à un niveau global, c’est qu’ils ont été victimes de la guerre. En tant que victimes de guerre, n’ont-ils pas le droit à une reconnaissance de la nation ?

36 - Ce qui me dérange, c’est que s’il n’y a pas manipulation, il y a toujours un décalage avec le passé. Est-ce que cela peut-être bénéfique et à qui, pour moi, c’est plutôt ça la question.

37 - Donner la médaille d’honneur quatre-vingt ans après, c’est aberrant.

38 - Je ne voulais pas dire qu’il y avait eu une « réinterprétation » de l’Histoire mais c’est de façon plus latente.

39 - De toute façon il y a toujours manipulation par les média mais le tout est de savoir quel degré de manipulation. Libération a osé écrire la « Guéguerre des tranchées », c’est incroyable.

40 - Oui, mais ils ont voulu faire une image correspondant au conflit entre Chirac et Jospin.

41 - Oui, mais quand même !

42 - Je voudrais revenir sur les médailles d’honneur. Je ne pense pas être trop dupe vis-à-vis de ce qu’a fait le premier ministre. Bizarrement, on est à une date anniversaire, 80 ans, c’est marquant. J’ai l’impression que c’est plutôt une manœuvre politique. On n’a jamais autant parlé de la guerre 14-18 que cette année, allez savoir pourquoi… Il y a vraiment quelque chose qui me gène là dedans. J’ai l’impression que le Président aurait bien aimé avoir cet honneur de réhabiliter. Et je considère que c’est plutôt du ressort du Président de la République. Enfin, c’est un calcul politicien à la limite du sordide.

43 - Pour répondre à cela, le chef des armées, c’est le président de la République. C’est admis par la France. Qu’il s’arrange à la limite avec le Premier Ministre, pourquoi pas. Il pouvait très bien le faire gentiment. S’ils ne l’ont pas fait, c’est qu’ils n’avaient pas très envie de le faire. Il faut rappeler que 14-18 était une guerre qui a mis en œuvre des populations de conscrits que l’on envoyait à la guerre. Ces fusillades se sont faites à la fin quand tout le monde était épuisé. D’autre part, l’armée n’admettra jamais qu’au cours du combat, des gens refusent d’aller au combat. C’est une règle fondamentale de l’armée. Rappelez-vous des guerres d’engagés : Dien Bien Phu, c’était 100% de tués. En Corée, ils ont tué tout le monde. Quand il y a eu la guerre d’Algérie qui était un maintien de l’ordre, on va dire des conscrits, souvenez ceux qui se sont couché sur les toits pour ne pas partir. Ils auraient pu être fusillés. Quand on est sur le terrain, on ne peut pas savoir ce qui va se passer si on fait telle ou telle chose. Je pense que dans le cœur des français, cela fait très longtemps qu’ils ont été « bénis ».

44 - Est-ce qu’il y a un lien avec le fait que l’on passe à l’armée professionnelle ? Cette semaine, un expert disait cette semaine que l’on n’allait pas pouvoir faire l’économie d’une révolution. Il a répété deux fois : « C’est grave ». A l’heure actuelle, pour maintenir l’ordre, il faut mieux avoir une armée de métier.

45 - Oui, c’est intéressant car il y a certainement un rapport avec l’armée professionnelle. J’ai un très bon ami militaire et on est loin de penser l’état d’esprit quand ils sont militaires de carrière. Pour eux, cela fait partie du service de donner sa vie s’il le faut. C’est perturbant pour nous en tant que civils et en effet une armée mobilisée ayant des femmes et des enfants, cela pose un problème. Alors en effet, il aurait peut-être été souhaitable qu’il y ait eu une entente pour dire qu’il y avait une réhabilitation à faire de ces gens non pas au titre technique des actes qu’ils ont commis, mais au titre de la morale et de l’avancée des Droits de l’Homme. Et c’est certainement pas le Président de la République qui aurait pu se permettre cela. Il aurait du demander au Premier Ministre de le faire. Cela semble assez logique.

46 - C’est vrai que lorsqu’on s’engage dans l’armée de métier on engage aussi sa vie et on peut se demander pourquoi, à un moment donné, ils ont refusé d’aller à l’assaut, si ce n’est un fait inattendu. Et je pense que si on les avait mieux préparés, cela se serait bien passé.

47 - J’ai envie de dire finalement : est-ce qu’ils n’ont pas été fusillés parce qu‘ils pensaient différemment ? Parce que lorsqu’on s’engage, on sait que cela peut faire partie de la mission de se faire tuer. Et je crois pas que ce soit cela qui soit remis en cause. Ils n’ont pas déserté, ils ont simplement dit qu‘ils ne voulaient pas obéir à cet ordre-là précisément. Et là, j’ai envie de généraliser, la mission, c’est de dire « on peut être tué » pour défendre une cause ; mais est-ce que l ‘on doit obéir à n’importe quel ordre ? En Allemagne, ils ont changé de point de vue de ce côté-là. Est-ce que si l’on me dit : « tue cette petite fille », je dois la tuer sans réfléchir ou faire intervenir une part de morale là-dedans ?

48 - Ou alors, si la raison pour laquelle on doit tuer la petite fille n’est pas « divulgable », on doit expliquer à celui qui doit exécuter cet ordre le pourquoi de cet acte de façon à ce qu’il comprenne la nécessité de commettre une telle atrocité. Il se peut tout à fait que tuer cette fille soit déterminant pour accéder à la victoire.

49 - Mais cela a été fait. Je veux dire que si l’on tuait les petites filles juives c’était pour qu‘elles n’aient pas de descendance… C’était argumenté.

50 - Oui, mais j’étais plus accès sur le côté humaniste.

51 - C’est l’histoire d’Apocalypse Now. On tuait tout le monde pour tout tuer. Je peux vous raconter une histoire. Je connais quelqu’un qui lors d’un retrait de combat s’était mis dans la tête d’aller chercher une petite fille et ce malgré le fait qu’on l’ait averti du risque qu’il courait, le lieu étant truffé de mines. Il y est allé et il a sauté sur une mine. Il est revenu parce qu’on est venu le reprendre en morceaux mais vous voyez les conséquences que cela peut impliquer au niveau de la troupe. Et si on commence à dire « attends, je t’arrête, je prends un papier, je t’explique, non, ce n’est pas possible. Discuter sur le terrain, c’est presque impossible.

52 - Oui, alors justement, il a été pris l’exemple de la guerre du Vietnam. Moi, je voudrais quand même dire que l’Histoire, depuis la deuxième guerre mondiale, a montré que l’armée avait évolué quand même. On a l’air de dire que l’armée c’est un autre monde et que dans l’armée on obéit aux ordres aveuglément et je ne suis pas tout à fait d’accord avec ça quand même. Justement ce droit de ne pas faire n’importe quoi, l’armée en a quand même vraiment conscience. Pour citer l’exemple assez connu du village de Mulaï où il y a un bataillon qui a massacré tout le monde, hommes, femmes, enfants, vieillards, parce que l’ordre avait été donné. Le lieutenant de l’époque a été jugé en conseil de guerre parce que même s’il avait reçu cet ordre-là, il ne fallait pas exagérer. On s’aperçoit quand même que s’il y a une mission, des ordres, … Les Américains savaient que même s’ils n’avaient pas rasé le village, ils auraient perdu la guerre. Je crois que l’armée a un peu évolué à ce niveau là.

53 - C’était une erreur effectivement. Je me pose la question des gens en avion qui ont la bombe atomique. Ils ne se posent pas de question les pilotes parce que ce sont des codes qui fonctionnent. On appuie sur un bouton et c’est tout. C’est tout un système de codes qui suivant les combinaisons, du pilote, du commandant au sol, font que ça part. Où est la question là dedans ?

54 - Il faut dire que le gros avantage de ces tueries massives, c’est que cela vide des entrepôts. Et cela permet de reconstituer des stocks.

55 - La guerre a toujours profité.

56 - Oui mais là où on s’égare, c’est que l’on essaie de trouver un ordre moral dans la guerre, chose qui n’existe absolument pas. C’est un petit peu ce dans quoi s’embourbent les Américains avec leur guerre morale, une guerre qui épargne la population et qui traque les vilains, entre guillemets. J’ai l’impression qu’on essaie de rendre la guerre acceptable en réhabilitant, etc. On oublie que la guerre est profondément amorale puisqu’elle est décidée par une minorité et que l’intérêt global échappe totalement aux intérêts individuels. A mon sens, trouver de la morale dans la guerre, c’est un peu déplacé.

57 - Justement cette réhabilitation rend la guerre plus acceptable. C’est très dangereux.

58 - C’est vrai que l’ordre est de moins en moins discuté et que l’on veut minimiser les pertes en hommes, et que le moment critique de l’action est de plus en plus réduit. Les attentats terroristes en gros, c’est quinze secondes et tout est calculé avant, tout est préparé, ce qui fait que de toute façon, il n’est même plus question de discuter quand on nous demande d’agir. Au bip, on sait que l’on doit tirer et ça devient quelque chose de…

59 - Chirurgical.

60 - Voilà.

61 - C’est la technique qui prend en compte l’opérationnel et le gars est là pour appuyer sur le bouton.

62 - On fait l’apologie de l’action en même temps.

63 - Oui, c’est une guerre propre, cette guerre propre qui est proclamée par les Etats-Unis.

64 - Je ne sais pas si cela existe, les guerres propres.

65 - Si on revient à l’exécution de l’ordre, avec ce qui s’est passé en Algérie lorsque Charles De Gaulle a demandé aux soldats de ne pas exécuter les ordres donnés par les officiers. Alors là, il y a un problème. Cela a tout basculé.

66 - Cela tendrait à prouver que le droit à l’insubordination, il existe car l’Etat lui même le prend.

67 - Le droit à l’insubordination n’existerait-il pas lorsque les ordres ne sont pas valables pour tous ? Quand tout le monde est regroupé par une même cause jugée valable, tout le monde obéit aux ordres. Mais à partir du moment où la cause est discutable, je trouve logique et même rassurant que les gens puissent dire : « non ». Même si la guerre est immorale, les individus qui la compose, eux, ont une moralité.

68 - En 14/18, c’était soit on les repoussait soit ils venaient chez nous. On juge toujours mais qu‘aurait on fait si on avait été à leur place ?

69 - Vous ne trouvez pas qu’il y a une déconnexion complète entre les causes et les conséquences dans une guerre. La cause pour laquelle se bat un soldat est perdue rapidement et la seule valable est de sauver sa vie. La cause du combat à mon avis , on la perd au bout d’une semaine. Alors, savoir si la conséquence va être juste ou pas… Chacun n’a pas le recul nécessaire pour savoir si la cause est juste ou pas.

70 - Je ne croit pas avoir employé le mot « juste », et c’était vraiment à dessein. J’ai dit « si c’est valable ». Ce qui est tout à fait différent. Je parlais de choses valables pour une population. Et je ne crois pas du tout que l’on perd nécessairement de vue au bout d’une semaine que sa mission est importante. Il ne faut pas simplifier non plus.

71 - Ce que je voulais dire par là, c’est que les causes valables sont les causes que l’on a donné aux soldats.

72 - Oui, et je voudrais apporter une information supplémentaire. Une armée qui apprend à ses soldats l’insubordination, c’est quand même important. A mon avis, il existe un certain droit à l’insubordination.

73 - Pour prendre l’exemple de l’Algérie, ce sont en majorité des conscrits qui ont dit « ce n’est pas juste, on ne peut pas s’entre-tuer comme cela ». Et après, à force de personnes entêtées, De Gaulle a dit : « Je vous ai compris ».

74 - Pour revenir au fait que l’on oublie la cause de la guerre et que l’on pense simplement à survivre au bout de quelques semaines de guerre, je voudrais dire que cela dépend des cas. Si on prend pour exemple la guerre aussi atroce que celle des tranchées, on peut considérer que dans certains cas, la mort peut être ressentie comme un soulagement et à la limite, la cause peut dans ce cas-là aider à rester en vie et à se dire : « non, j’irai jusqu’au bout ».

75 - Oui, cela touche énormément au moral des troupes. Et je pense que cette histoire de gens qui ont été fusillés, c’est que les gens qui les commandaient pensaient qu’ils allaient démoraliser l’ensemble de la troupe. A partir du moment où le moral d’une troupe chute, elle aura moins de chance de réussir que quand le moral est très haut. C’est garanti.

76 - Cela dépend parce que quand ils n’en voient pas le bout, il y a découragement qui peut…

77 - Je dirai qu’au bout de quelques jours, à la première balle que vous entendez siffler, vous ne penser plus qu’à faire votre boulot et éviter de mourir. De vouloir mourir, je n’en ai pas connu un seul. Vous n’avez pas entendu une balle siffler à vos oreilles, alors il faudrait parler de choses…

78 - Moi je peut vous dire que j’ai rencontré quelqu’un qui voulait mourir. C’était au C.H.U. de Caen et …

79 - Mais c’est autre chose cela !

80 - J’en ai rencontré un, c’est tout.

81 - Je crois qu’il y a quand même une situation qui s’apparente à une situation de guerre, avec la force supplémentaire qu’aujourd’hui on a des psychologues, etc., c’est la situation des attentats et on observe des antennes psychologiques qui prennent en charge le moral des gens. Ce qui ressort, c’est qu’il y a deux types de situations, et on peut imaginer que ces gens en cas de guerre aient ces deux types de situations, ou bien ils ont en effet une peur bleue qui fait qu’ils pensent à sauver leurs vies et cela rentre dans l’inconscient de façon massive, c’est le réflexe de vie qui se déploie au maximum, et, à l’inverse, il a des personnes qui ont une réaction froide et qui s’étonnent eux-mêmes d’un sang froid, d’une capacité d’action. Je dirais qu’il doit y avoir ces deux types de réaction quand on est au front.

82 - Il y a un autre point aussi, c’est que des gens ont vu des choses tellement affreuses qu’ils sont bloqués. C’est pas qu’ils ont peur, c’est qu’ils sont déconnectés. Il y avait ça et il y avait ceux qui perdaient le moral mais cela doit être beaucoup plus subtil. Et le fait de les envoyer quelque part pouvait représenter plus de risques que de ne pas les envoyer.

83 - On parlait tout de suite de l’attitude d’avoir du sang froid, d’être technicien, etc. J’ai pu parler à quelqu’un qui a fait les commandos en Indochine et qui a eu cette attitude. Il m’a dit qu’ils avaient tous eu cette attitude de sang froid, d’impression de savoir faire ce qu’il faut, parce qu’ils savaient que c’était le seul moyen d’en réchapper. En gros, s’il faisaient une connerie, ils étaient morts. Pour moi, il existe peut-être des gens absolument froids, mais il y a des gens qui ont tellement peur qu’ils deviennent froids. Ce sont deux attitudes différentes, l’une étant inconsciente et l’autre étant un peu plus subtil.

84 - C’est une façon différente de gérer la même peur.

85 - Absolument.

86 - Ceci dit, ces gens peuvent avoir des problèmes quand ils sortent de l’action. Il y a des gens qui, un an après l’attentat de Juillet du R.E.R., sont rentrés en dépression.

87 - A mon avis, avec les guerres plus modernes, il y a une grande différence entre avoir quelqu’un au bout de son fusil et appuyer sur un bouton.

88 - Je m’interrogeais sur la place de la morale individuelle dans la guerre. L’insubordination résulte inévitablement de la morale individuelle et on arrive à la conclusion que la morale n’a pas de place dans la guerre. Je ne sais pas si en temps de guerre l’individu a sa place.

89 - Moi je crois que la perception de la guerre et donc de l’armée a forcément changé puisqu’actuellement nos gouvernements ne peuvent plus se permettre un nombre de morts important. On a un sens aigu de la vie. On ne peut pas envoyer cinq cent milles hommes se faire tuer et en même temps donner des milliards à la recherche pour vaincre le cancer. C’est partant de ce fait-là que je crois que la perception de tout le monde et aussi des militaires a changé.

90 - Il faut voir aussi l’aspect financier. Un mort, c’est deux millions pour la collectivité. Cela a dû influencer la volonté de passer à l’armée de métier. Il y a quand même dans les décisions de passer à l’armée de métier, outre des considérations sur les qualités d’obéissance, d’exécution, aussi des considérations techniques sur le coût que représente un homme et le coût du matériel.

91 - Dans une logique de guerre, que l’on ne connaît plus puisqu’il y a cette apologie de l’existence, cela ne choque pas véritablement que l’ennemi soit totalement annihilé.

92 - Un fait assez criant, c’est que l’on a inventé pendant cette période les armes dissuasives pour éviter que personne ne s’en serve. L’idée d’une dissuasion commune… Et pourtant les Américains détestaient les Cocos et puis… Les gouvernements ont été souvent à deux doigts de la guerre, ils ont souvent fait la guerre par pays interposés, mais je pense qu’après la seconde guerre mondiale on s’est aperçu que l’on avait fait beaucoup de bêtises et qu’il fallait arrêter.

93 - Ça a été l’équilibre de la terreur.

94 - Effectivement, une vie humaine a énormément d’importance en temps de paix. A partir du moment où c’est dans le pays et que tout le monde risque sa peau, c’est totalement différent. On arrive à une limite au-delà de laquelle on n’est plus à dix milles morts près. C’est comme cela que Napoléon emmenait des milliers de personnes à la mort.

95 - Oui mais je pense qu’au vingtième siècle on a un sens de la vie un peu plus aigu. Dans ce cas-là, tu parles de la France et de la France aujourd’hui.

96 - Oui, en effet, je parlais des pays occidentaux, je ne connais pas les autres.

97 - On peut revenir sur la notion de morale dans la guerre : est-ce qu’il y a une morale dans la guerre ? Il y a la convention de Genève. Il y a certains produits que les pays ne s’autorisent pas à utiliser. En aviation, en début de 14, il y avait les Chevaliers du Ciel, c’est-à-dire que, quand un avion n’avait plus de munitions, l’autre avion ne tirait pas dessus. Il y avait un certain respect dans ce qu’il faisait. Plus tard, on ne tire pas sur un parachutiste.

98 - Les gaz ont fini par être interdits.

99 - Oui, et la guerre se fait dans certaines règles que chaque camp sait réciproques. Il y a toujours eu une façon de faire la guerre pour respecter l’autre en face.

100 - Alors, on peut conclure maintenant. Cela a-t-il répondu aux interrogations de celui qui a posé le thème ?

101 - Je pense qu’effectivement dans l’esprit ils ont déjà été réhabilités. Il n’y avait plus qu’une façon officielle de le faire. Cette façon ne pouvait pas être faite par un représentant de l’armée donc c’est pas mal que ce soit passé comme cela. Même si ils en ont fait un certain jeu politique pour occulter d’autres débats. De toute façon, le Président de la République ne pouvait pas le faire.

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