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Honoré de Balzac (1799 - 1850)

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Compte-rendu synthétique par Céline ChabutCafé Citoyen de Saint-Denis de la Réunion (11/12/2013)

Animateur du débat : Céline Chabut

» Politique et Société

LE 20 DÉCEMBRE : ENTRE MYTHES ET RÉALITÉ

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"Le 20 décembre, les Réunionnais célébreront l'abolition de l'esclavage à La Réunion.
Mais qu'en est-il de la réalité historique de cet événement trop souvent présenté sur un mode consensuel ?
A-t-il réellement et définitivement mis fin à une injustice ?
N'est-il pas temps de faire un retour critique sur le 20 décembre 1848 et sur un "passé qui ne passe pas" ?"

Présentation du sujet par Jean-Pierre Marchau, professeur de philosophie.
LES FAITS
24 février 1848, proclamation de la République en France.
22 avril 1848 décret d’abolition de l’esclavage signé par Victor Schoelcher
6 mai 1948, le Moniteur publie les noms des Commissaires Généraux de la République (dont Sarda Garriga) envoyés dans les colonies pour promulguer les décrets d’abolition
14 octobre 1848 : arrivée de Sarda Garriga à Saint Denis
Le 17 octobre Sarda fait sa première proclamation officielle en tant que Commissaire Général, un discours moralisateur et contenant des menaces voilées :
« Je compte sur votre concours loyal, propriétaires du sol et industriels. Je compte sur vous aussi, hommes de labeur jusqu’ici asservis. Si ceux qu’une triste classification avait constitués les maîtres doivent apporter un esprit de fraternité et de bienveillance dans leurs rapports avec leurs anciens serviteurs, ils doivent être animés de sentiments de charité chrétienne pour les malheureux que l’âge et les infirmités accablent … n’oubliez pas, vous frères qui allez être les nouveaux élus de la cité, que vous avez une grande dette à payer à cette société dans laquelle vous êtes près d’entrer. La liberté, c’est le premier besoin de l’humanité, oui ; mais ce suprême bienfait impose d’importantes obligations, la liberté élève le travail à la hauteur du devoir. Être libre, ce n’est pas avoir la faculté de ne rien faire, de déserter les champs, les industries. Être libre … c’est l’obligation d’utiliser son temps, de cultiver son intelligence, de pratiquer sa religion. Le travail, en effet, est une mission imposée à l’homme par Dieu, il le relève à ses propres yeux, en fait un citoyen, il l’appelle à fonder une famille.
Écoutez donc ma voix, mes conseils, moi qui ai reçu la noble mission de vous initier à la liberté…. Si, devenus libres, vous restez au travail, je vous aimerai ; la France vous protègera. Si vous le désertez, je vous retirerai mon affection; la France vous abandonnera comme de mauvais enfants. »
Le 19 octobre, Sarda fait enregistrer le décret d’abolition par la cour d’appel

Le décret du 24 octobre 1848 rend le travail obligatoire pour ceux qui ne sont pas encore libres ainsi qu’un livret de travail que les anciens esclaves devront porter sur eux sous peine de poursuite pour délit de vagabondage.
« Art. 2 Les personnes non libres seront tenues de se pourvoir d’engagements de travail d’ici le 20 décembre prochain ».
Un certain nombre de questions se posent : comment faire contracter des gens qui ne sont pas des sujets de droits ? Comment ne pas s’interroger sur le caractère obligatoire d’un contrat imposé à des gens qui ne sont pas libres ? Une majorité d’esclaves étant illettrés, pouvaient-ils saisir le sens du document qui allait aliéner leur liberté pour deux ans ?
C’est dans un véritable climat de contrainte morale et politique que la plupart des futures hommes « libres » aliènent leur liberté avant même de l’avoir acquise.

Le 20 décembre 1848, 62 000 esclaves de La Réunion, sur 102 584 habitants, deviennent des citoyens libres. Plus de la moitié de la population entre dans un système social et juridique qu’elle n’a pas choisi. Dès 1949, commence un mouvement de désertion des plantations au point qu’en 1854, une commission dirigée par Patu De Rosemont constatera que, malgré la promulgation de nombreux décrets répressifs punissant le vagabondage, plus de 35 000 individus échappent au système légal d'engagement de travail.

Le 30 avril 1949, l’Assemblée Nationale vote la loi d’indemnité qui fixe le montant à environ 126 millions de francs qui seront répartis entre les colonies concernées, La Réunion en recevra environ le tiers. Ainsi chaque esclavagiste réunionnais recevra 750 francs de l’époque par esclave « libéré ». Une proposition du gouvernement d’affecter obligatoirement une partie de l’indemnité au paiement des salaires des anciens esclaves sera rejetée. Un député propose même de soustraire 60 millions de francs du montant et de les affecter entre autre, à l’éducation des Noirs, il ne sera pas écouté. L’indemnité permettra aux grands propriétaires de faire venir des engagés indiens et de racheter les terres des petits blancs ruinés.
N’est-il pas étrange de vouloir indemniser un individu qui ayant acheté un esclave le fait trimer gratuitement et se rembourse ainsi rapidement des frais qu’il a engagés ?

De l’esclavage à l’engagisme
Après l’abolition, se met en place à la demande des grands propriétaire, une politique d’immigration d’engagés venus d’Inde et d’Afrique.
Entre 1848 et 1860, les grands propriétaires font venir 64 948 travailleurs engagés sur le territoire réunionnais, soit plus que le nombre d’esclaves affranchis. Sudel Fuma : « Entre 1848 et 1860, il a été débarqué dans l'Ile 37 777 Indiens, 26 748 Africains et 423 Chinois, soit un total de 64 948 individus. ». Les conditions d’engagement notamment des Africains sont très proches de l’esclavage.
Selon Sudel Fuma, le prix d’achat d’un esclave avant 1848 était trois fois plus élevé que le coût de cession d’un contrat de travail.
L'ouverture d'un nouveau marché de la main d'œuvre coloniale que réclament depuis des années les propriétaires d'usines à sucre a constitué une véritable aubaine pour le développement de l'industrie sucrière. Ayant accès à cette nouvelle source de main-d’œuvre bon marché, les grands propriétaires utilisent pratiquement les mêmes circuits de recrutement des négriers pour s'approvisionner en travailleurs esclaves. Les mêmes navires qui transportaient les esclaves dans l'Ile avant 1848 recrutent les engagés dans les ports des continents africains ou indiens.
L'un des effets de l’abolition de l’esclavage fut souvent la ruine des petits propriétaires de l'Ile, accélérant ainsi le phénomène de concentration foncière. De 1848 à 1863, la canne à sucre, culture déjà dominante, a absorbé les quelques terres vivrières encore inexploitées. Les surfaces vivrières passent de 41 000 hectares en 1850 à 27 000 hectares en1857.
CONCLUSION :
La Réunion est une société sans contrat social, ce n’est donc pas n’est pas une société au sens de Rousseau. La société réunionnaise est une société inachevée, 1848 a créé un vide qui aujourd’hui encore reste béant.
QUESTION :
Quel contrat social pourrait fédérer la communauté réunionnaise ?

DEBAT
- Ce débat pose la question de l’histoire, de la diffusion, de la reconnaissance de l’histoire, mais aussi celle de la réparation. Le 20 décembre n’est pas un mythe, tout comme le 14 juillet n’est pas un mythe. Le 20 décembre est la date de l’abolition de l’esclavage. On peut se poser la question de quelle abolition. Mais cette date ne peut pas être remise en question. On doit la faire connaître, mais aussi s’interroger sur l’instrumentalisation de l’histoire, et notamment des dates. Cette date n’a été reconnue qu’en 1980, où il a été férié et chômé ; autrement on n’en parlait pas. Cette date reste de l’ordre de l’innommable : on parle de fête des litchis, de fête réunionnaise de la liberté… On ne célèbre pas cette date comme date anniversaire de « l’abolition de l’esclavage », point. On la nomme aussi fête kaf. On essaie de la détourner de son sens premier. Or il est important de poser la question du sens, mais aussi d’affirmer les dates. Une date comme le 5 novembre 1811, on a mis 200 ans pour la fêter ; une date comme le 25 mai, journée internationale de l’Afrique, n’est même pas évoquée par les institutions. Quelle est la fonction de ce déni de l’Histoire ? Ces questions ont été posées lors du forum citoyen, mais sans recevoir d’écho favorable. Commençons par nous approprier l’Histoire, et par célébrer les dates, et après on pourra s’interroger. Où en est-on de cette abolition ? Quels en sont les effets ? Où en est-on de la réparation ? Du statut social des Réunionnais aujourd’hui, notamment des Réunionnais issus de l’esclavage ? Il faut d’abord poser la date. On est très peu à en débattre… Aujourd’hui, on parle de liberté métisse ; or aujourd’hui, il y a corruption du sens au niveau de cette date. De nombreux mémoriaux ont été posés au moment de la commémoration des 150 ans de l’abolition de l’esclavage, mais ils ont été systématiquement cassés. Ils ont été restaurés ou changés. Mais il n’y a pas de réflexion autour de quelle abolition, et quel peuple. L’association Rasin Kaf affirme qu’une société ne peut pas fonctionner si elle repose sur un crime. Il faut d’abord que ce crime soit levé, identifié (remonter jusqu’à 1828), et un contrat social ne peut pas exister dans une société qui assassine la majorité de ses membres.
- Une participante confie que la grand-mère de sa grand-mère était une esclave malgache, et qu’une ascendante avant 1848 a eu de nombreux enfants avec son maître, et qui a été affranchie par lui, pour ses bons et loyaux services…Dans le contrat d’affranchissement, le maître lui donne les moyens de vivre : une terre et des esclaves…Car quand on est libre, affranchi, on ne travaille plus. Donc il faut bien des esclaves pour travailler à sa place. Pour la plupart d’entre nous, nous avons aussi bien du sang d’esclave, à la Réunion, que du sang de maître. Ça pose un problème complexe, notamment pour la question des réparations : des réparations à qui ? Quand on a tout ça en soi ?
- Lucien cite quelques lieux de mémoire pour l’esclavage actuellement : une dizaine de lieux, dont les huttes au Dimitile, une très belle statue aux Camélias, qui a été vandalisée, à St Paul sur le front de mer…
Mais on n’en fera jamais assez pour faire connaître cette histoire. Quand on supprime la MCUR (Maison des Civilisations et de l’Unité Réunionnaise) qui était un service public, ouvert à tous les Réunionnais pour cultiver cette mémoire-là, il y a un problème. Cette question est posée par de nombreux militants Réunionnais, après qu’enfin, après des années de lutte, le 20 décembre est célébré (officiellement). Quel sens donne-t-on à cette célébration ? Comment lutte-t-on aujourd’hui contre les nouvelles formes d’esclavage ? Pour rappel, la moitié des Réunionnais vivent sous le seuil de pauvreté… Ils ne sont pas considérés comme des « meubles », comme dit le Code Noir, mais… Sommes-nous, depuis le 20 décembre 1848 et l’abolition, dans une société libre, une démocratie ?
- Une participante rappelle que l’une des premières libertés, c’est le savoir. Or à l’école, les enfants n’apprennent pas d’où ils viennent : le piton Cimendef, ils ne savent pas d’où ça vient.
- Un participant économiste mentionne qu’on a aboli l’esclavage quand il n’était plus rentable : le 20 décembre, à la fin de la récolte cannière. C’est collé sur un processus économique, quand l’esclave coutait plus cher que l’engagé. Ce qui est scandaleux, c’est d’avoir indemnisé les propriétaires. Le problème de la réparation est complexe, car la situation des engagés était la même que celle des esclaves, pas de grande différence sur le plan économique. Ce qui est scandaleux, c’est d’avoir constitué la Banque de la Réunion, avec des fonds versés par l’Etat français.
- Il est indispensable de nommer cette date pour ce qu’elle est ; car elle symbolise le socle de la société réunionnaise. Quelle est l’identité d’un peuple qui est né dans l’esclavage ? Quelles sont les répercussions aujourd’hui ? Quel est le sens de la domination ? Le rapport maître-esclave existe-t-il encore ? Sous quelles formes ? Il faut une analyse de la société réunionnaise, des discriminations, notamment par rapport à tous les descendants d’esclaves, notamment les Cafres. Ces problèmes sont toujours éludés. Quelle histoire voulons-nous transmettre aux enfants ? Mais c’est la responsabilité de qui ? du rectorat ? De la République française ? Du Ministre de l’Education Nationale, des enseignants ?
- Le 20 décembre est bien reconnu en tant que date ; mais c’est la façon dont on la célèbre, n’est-elle pas devenue un mythe ? C’est la question du sens, on essaie de changer les termes. Cela révèle un malaise, car l’esclavage a occupé au moins la moitié de l’Histoire de la Réunion. Le travail sera long pour analyser tous les effets économiques, la répartition des terres, les conséquences psychologiques, même au niveau de la dénomination : quand les esclaves sont devenus libres, des noms un peu moqueurs ont été donnés. Comment en parler ? Quand on a voulu mettre en place la MCUR pour poser tous ces problèmes, il y a eu une levée de boucliers, et ce sont ceux qui n’ont pas voulu que ça se fasse qui ont gagné. Il manque une responsabilité collective. Mais ensuite, individuellement, que fait-on ? L’Histoire officielle elle-même existe-t-elle ? Quant aux ministres : celui de l’Education Nationale est-il sensible à cette question ? De plus, quand on voit les réactions de haine raciste envers Christiane Taubira, on voit bien que l’on a du mal à traiter ces problèmes.
- Il faudrait se méfier des fêtes officielles et des stèles ; les vraies stèles sont dans certaines prisons de l’île où un certain nombre de Cafres et de petits blancs, à la sortie des écoles, où il y a beaucoup d’illettrés, il ne faut pas attendre le rectorat… Des gros propriétaires blancs continuent de vendre des terres sur lesquelles il n’a jamais transpiré.
- Lors de la campagne des Régionales (en 2010), les attaques contre la MCUR étaient un déni. Le mythe autour du 20 décembre consiste à dire que c’est la fin des problèmes, la page est tournée, c’est présenté comme un évènement consensuel. Or ce n’est pas un évènement consensuel, tant qu’on ne sera pas allé jusqu’au bout de ce qu’il a signifié, de ce qu’il implique. Or il implique l’accouchement d’une société qui aujourd’hui est encore divisée. Il faut poser la question de la réparation, financière ou symbolique, pour mettre fin à l’abîme créé par la façon dont s’est déroulé l’abolissement de l’esclavage.
- En 2003, Rasin Kaf a fait un mois de conférences sur cette question, dans toute l’île, avec des économistes, des psychologues, des sociologues. Des moyens ont été demandés aux institutions pour analyser soixante heures d’entretiens, pour pouvoir proposer un programme de réparations publiques. Or cela ne les intéresse pas. Ces réflexions dérangent. On a peur de nous-mêmes, d’une réflexion qui permettrait à la société de s’émanciper. Comment interpeller les institutions ? Le Cafre n’est même pas représenté au Lazaret. On est dans une société aliénée qui a peur d’elle-même.
- La question centrale est celle du contrat social, respectueux des droits humains de tous les Réunionnais. Pauvreté, inégalités, discriminations, apartheid social, racisme font partie de notre société. Non reconnaissance du peuple réunionnais : il y a un problème institutionnel. Il faut éviter les divisions, les trahisons qui ne facilitent pas l’union du peuple réunionnais pour défendre ces grandes causes défendues depuis 350 ans.
- Le problème est politique : la question est celle du statut. Le contrat social en France, au XVIIème siècle a affirmé que tous les hommes (et plus tard les femmes) étaient des citoyens, où chacun était sujet de droit et pouvait s’exprimer. C’est donc le principe d’égalité qui a prévalu.
- Des initiatives devraient venir des jeunes, ce serait un début de conscience, comme l’ont fait les Juifs. Le déni a été total pendant 40 ans, concernant l’antisémitisme. Idem pour la guerre d’Algérie. Pour vaincre le déni, il faut que des forces se lèvent, collectives, et deviennent une force politique, au-delà des divergences. Il faut intégrer cette question-là.
- Se reprendre en main sur le plan économique permettrait de refonder le contrat social, comme par exemple la création d’un revenu de base, qui est la manifestation économique du contrat social.
- Quel est le pouvoir de décision du peuple réunionnais ? La nation réunionnaise est-elle reconnue officiellement ? Tous les Réunionnais devraient se sentir concernés par l’histoire des Cafres. Mgr Aubry et Paul Vergès se sont même entendus pour faire reconnaître l’identité réunionnaise.
- Sur 60 000 esclaves libérés en 1848, 70% venaient d’Afrique et de Madagascar, nommés à la Réunion par un processus de créolisation, tous sont devenus Cafres. Il y a un Cafre dans tous les ancêtres des Réunionnais. La fête Kaf est donc réellement la fête de tous les Réunionnais. Quand on aura intégré cela, on sera déjà plus en phase avec nous-mêmes. Le 20 décembre est donc la commémoration de cet évènement que fut cette abolition.

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